CHAPITRE NEUF
Toute la journée Cadfael éprouva une sensation de malaise, tracassé d’une part par de sombres pressentiments provoqués par la révélation de Sanan et d’autre part, par l’impression persistante autant qu’irritante de n’avoir pas remarqué l’absence de quelque chose qu’on aurait dû rechercher en même temps qu’Ailnoth. Ce détail n’était peut-être pas le seul à lui avoir échappé ; il y avait sûrement quelque chose à quoi il aurait dû songer, qui aurait sérieusement éclairé la situation. Ah, si seulement il parvenait à mettre le doigt dessus, même un peu tard !
Entre-temps, il accomplit ses obligations ordinaires jusqu’à vêpres et au souper au réfectoire, essayant vainement de se concentrer sur les psaumes de ce trentième jour de décembre, sixième jour de la huitaine de Noël.
Cynric avait vu juste concernant le dégel, qui arriva furtivement, sans enthousiasme, mais qui commença à se manifester dès le milieu de l’après-midi. Les arbres pleuraient des larmes de givre et se dessinaient, très noirs, sur le ciel bas.
Sous les auvents, des gouttes perforaient le tapis blanc comme des marques sombres de petite vérole et sous la couverture neigeuse, la route brune et l’herbe verte réapparurent discrètement. Au matin on pourrait travailler le sol à l’endroit choisi, protégé par le mur d’enceinte, et creuser la tombe du père Ailnoth.
Cadfael, après avoir examiné la calotte attentivement, s’avoua incapable d’en tirer quoi que ce soit. Ce qui le tourmentait c’était tout simplement de l’avoir oubliée quand on avait découvert le corps. Quant à son état, il était probablement dû au coup que le prêtre avait pris sur la tête et cependant, il y avait quelque chose qui ne collait pas, car dans ce cas elle serait normalement tombée sur la terre ferme. Rien, certes, n’empêchait l’agresseur de la jeter à l’eau avec le curé, mais dans l’obscurité, l’aurait-il remarquée et y aurait-il songé ? Si oui, lui aurait-il été possible de la retrouver ? Ce petit objet noir perdu dans l’herbe, pas encore recouvert de gelée blanche, n’était pas facile à distinguer et, vu le caractère peu compromettant de cette négligence, il est probable qu’il l’aurait oubliée une fois le meurtre commis. Qui allait se mettre à fouiller dans l’herbe rêche, dans le noir, juste après avoir tué un homme ? L’assassin n’aurait qu’une seule idée : quitter le lieu du crime aussi vite que possible.
Bon. Si Cadfael avait omis ce point précis – et son démon lui répétait sans cesse que c’était bien le cas –, c’était peut-être également vrai pour autre chose d’aussi significatif, qui se trouvait donc nécessairement toujours près de l’étang, le long de la berge, dans l’eau, voire dans le moulin même. Inutile d’aller chercher ailleurs.
Il restait encore une demi-heure avant complies, et la plupart des religieux glacés jusqu’aux os se trouvaient au chauffoir, preuve indiscutable de bon sens. Il fallait être fou pour envisager d’aller traîner vers l’étang, alors qu’on ne voyait presque rien, et cependant Cadfael ne parvenait pas à penser à autre chose, son esprit le ramenait toujours au moulin comme si l’atmosphère de l’étang, le moulin et la nuit solitaire pouvaient reproduire les événements de la veille de la Nativité et permettre à sa mémoire de se souvenir de l’objet perdu. Traversant la grande cour, il se dirigea vers l’endroit le plus retiré de l’infirmerie, là où le guichet du mur d’enceinte conduisait directement au moulin.
Dehors il n’y avait pas de lune, simplement quelques lambeaux d’étoiles. Il attendit que sa vue se fût accoutumée à l’obscurité et que le contour des choses commençât à apparaître : l’herbe drue du champ, la masse noire du moulin à sa droite avec le petit pont de bois au coin du bâtiment immédiatement devant lui, enjambant le bief d’amont, jusqu’à la rive en surplomb de la mare. Quand il traversa ses pas produisirent un son léger, clair, creux sur la passerelle, et il franchit l’étroite bande gazonnée menant au bord de l’eau. La mare s’ouvrait devant lui, pâle, plombée, marbrée de taches d’eau libre, cernée encore de glace à moitié fondue.
On ne distinguait ni n’entendait personne, que lui ; il n’y avait pas même un souffle de vent pour agiter les saules étêtés à sa gauche, le long de la berge. A quelques pas de là, tout près de la souche la plus proche, haute d’environ un mètre et toute hérissée de branches fines comme des cheveux dressés sur la tête énorme d’un homme terrifié, ils avaient eu bien du mal à dégager le corps d’Ailnoth de sous le rivage érodé et à le ramener à terre là où la prairie descendait en pente moins raide vers le débord du canal de fuite.
Dans son souvenir chaque détail de cette matinée était clair et précis sans pour autant éclairer ce qui s’était passé pendant la nuit. Il revint en arrière, retraversa le pont et, sans aucune raison valable dont il pût arguer, continua sa route en contournant le moulin, suivant la pente de la berge jusqu’aux grandes portes par où on rentrait le grain. Une seule barre extérieure fermait le double battant et, à la lumière vacillante se reflétant à peine sur le bois pâli, il se rendit compte que cette barre n’était plus à sa place. Un peu plus haut il y avait un petit vantail, permettant d’accéder rapidement au mur d’enceinte, qu’on pouvait fermer du dedans. Mais s’il n’y avait pas eu quelqu’un pour se frayer un chemin depuis l’extérieur, pourquoi cette lourde pièce de bois ne serait-elle plus là où elle devait être ?
Cadfael posa les doigts sur la porte qui était juste tirée, la poussa d’une largeur de main et s’immobilisa pour tendre par l’ouverture une oreille attentive. Le silence était complet. Ouvrant l’huis un peu plus, il entra sur la pointe des pieds, en repoussant le battant derrière lui. L’odeur tiède des grains et de la farine lui chatouilla les narines. Il avait le nez aussi développé qu’un chien de chasse et s’y fiait quand la visibilité était inexistante. Il perçut une autre odeur très discrète, très familière. Dans son atelier, à force de la sentir, il n’y prêtait plus attention. Mais ailleurs, elle prenait un relief tout particulier, comme s’il retrouvait quelque chose qu’on lui avait volé et à quoi il tenait. Nul ne peut travailler dans une cabane saturée d’herbes aromatiques sans que ses vêtements en soient littéralement imprégnés. Cadfael s’arrêta net, le dos contre le battant fermé et attendit.
Un mouvement à peine perceptible lui parvint comme si quelqu’un posait délicatement le pied dans la poussière, ne pouvant s’empêcher de produire un bruit léger malgré toutes ses précautions. Il y avait un homme à l’étage au-dessus. Résumons, la barre avait été retirée, un inconnu était là qui se préparait prudemment à descendre. Cadfael se déplaça obligeamment dans cette direction pour l’encourager un peu. Au même moment un corps se jeta contre lui par-derrière, on le prit par le cou, le plaquant contre son assaillant, on lui entoura les bras et la poitrine, l’immobilisant ainsi. Sous cette étreinte, il se laissa aller, continuant à respirer calmement, car il tenait à ménager son souffle.
— Pas mal, murmura-t-il, approbateur. Mais ton odorat ne te sert à rien, mon fils. Sans le cinquième, quatre sens ne servent à rien.
— Vraiment ? lui glissa Ninian à l’oreille, s’efforçant sans grand succès de ne pas rire. Vous vous êtes approché de l’atelier comme un vent léger, près des auvents, j’étais là, m’occupant de cette huile qu’il m’a fallu abandonner. J’espère qu’elle n’a pas subi de dommage.
Deux membres forts étreignirent Cadfael puis s’écartèrent doucement, le firent pivoter comme pour l’examiner à bonne distance alors qu’on n’y voyait pas plus loin que le bout de son nez et qu’on ne distinguait que des ombres.
— Je vous dois un instant d’émotion, oui, vous m’avez flanqué la frousse en entrebâillant cette porte, ajouta Ninian sur un ton de reproche.
— Je n’étais pas à la fête non plus, reconnut Cadfael, quand j’ai vu que la barre n’était plus dans son logement. Je trouve que tu vis bien dangereusement, mon garçon. Pour l’amour de Dieu et de Sanan, qu’est-ce que tu fabriques ici ?
— Je pourrais vous poser la même question, riposta Ninian. Et obtenir la même réponse. Je me suis risqué pour voir si, après tout ce temps, il n’y a rien d’autre à dégotter par ici, mais le ciel m’est témoin que c’est probablement une idée idiote. N’empêche, combien sommes-nous à avoir l’esprit tranquille tant qu’on n’aura pas de réponse ? Je sais que je n’ai jamais levé la main sur cet homme, mais tant que tout le monde me recherche, ça me fait une belle jambe. Je n’aimerais pas partir avant que chacun ait reconnu que je suis innocent, même s’il n’y a rien d’autre derrière, ce sera déjà ça. Et puis il y a Diota ! Si on n’arrive pas à m’attraper, on ne tardera pas à s’intéresser à elle, sinon pour ce crime, au moins pour avoir trahi la cause du roi en favorisant ma fuite dans le Sud et en me cachant par ici.
— Si tu imagines que Hugh Beringar nourrit de mauvaises pensées à rencontre de dame Hammet ou qu’il laissera quiconque lui causer des ennuis, tu te fourres le doigts dans l’œil, affirma catégoriquement Cadfael. Bon, et maintenant, puisque le bon Dieu nous a mis là, et que le moment n’est pas trop mal choisi, allons nous asseoir dans un coin où on ne risque pas de geler et essayons de mettre ce que nous avons appris en commun. Deux têtes valent mieux qu’une. Sans compter que nous avons une chance de trouver des sacs en bonne quantité – c’est mieux que rien.
Il semblait que Ninian eût passé là assez de temps pour connaître les lieux, car il prit Cadfael par le bras et le conduisit avec beaucoup d’assurance dans un endroit où il y avait des sacs de chanvre tout propres et bien plies, empilés contre le mur de bois. Ils s’y installèrent, épaule contre épaule pour se tenir chaud et Ninian les enveloppa dans un manteau épais qui n’avait sûrement jamais appartenu à Benoît.
Cadfael prit la parole sans perdre de temps.
— Il vaudrait mieux tout d’abord que tu saches que pas plus tard que ce matin j’ai eu une discussion avec Sanan. Je suis au courant de vos projets à tous deux. Toi aussi, j’espère ! Comme toi, elle a confiance en moi, au moins à moitié, mais si vous comptez sur moi pour vous sortir du pétrin, il convient de m’informer davantage. Moi, je ne te crois pas coupable de la mort du curé et je n’ai nullement l’intention de me mettre en travers de ton chemin. Mais je crois aussi que tu en sais plus sur ce qui s’est passé cette nuit que tu l’as prétendu. Alors raconte-moi la suite, que je sache exactement où on en est. Parce que tu es venu au moulin, non ?
A regret, Ninian poussa un grand soupir qui réchauffa momentanément la joue de Cadfael.
— Oui, il le fallait bien. La seule réponse que j’avais eue de Giffard est qu’il avait reçu et compris le message que je lui avais adressé. Je n’avais aucun autre moyen de savoir s’il répondrait ou non à ma requête. Je suis arrivé de très bonne heure, histoire de jeter un coup d’œil dans les parages et trouver un coin où me cacher jusqu’à ce que je voie comment tournaient les choses. Je suis resté à l’entrée du mur de l’abbaye en laissant le guichet entrouvert pour observer les gens qui viendraient par ici. J’ai dû me replier en vitesse derrière l’angle de l’infirmerie quand le meunier est passé par là, pas très discrètement, pour se rendre à l’église, et puis il a fallu que je me replace pour surveiller le chemin.
— Et c’est Ailnoth qui est venu ?
— Oui, pareil à l’ange exterminateur, ou à la foudre divine. La nuit avait beau être tombée, avec sa démarche, on ne risquait pas de le prendre pour un autre. Il n’y avait aucune raison pour qu’il s’écarte par ici, sauf s’il avait eu vent de ce que pour quoi j’étais venu, et il semblait plutôt remonté. Il marchait comme un lion en cage, tournait autour du moulin, arpentait la berge, tapant du pied comme un taureau prêt à charger. Je risquais de causer des ennuis à quelqu’un d’autre, il fallait donc que je m’arrange pour l’en sortir, même si moi j’y restais, c’était la moindre des choses.
— Qu’as-tu fait, alors ?
— Il était encore tôt. Je ne pouvais pas laisser Giffard risquer de tomber dans un guet-apens, n’est-ce pas ? J’ignorais s’il comptait venir ou non, mais c’était un risque que je ne pouvais pas courir. J’ai filé en douce jusqu’au portail en prenant par la grande cour et je me suis dissimulé dans les buissons tout près de l’extrémité du pont. Si jamais il se décidait c’était le seul chemin qu’il pourrait prendre en quittant la ville. En plus j’ignorais à quoi il ressemblait, on m’avait simplement dit comment il s’appelait et qu’il était du côté de l’impératrice. Mais j’ai pensé que les gens qui sortiraient de la cité à une heure pareille ne seraient pas légion et je pouvais toujours aborder quiconque aurait en gros son âge et sa situation.
— Ralph Giffard avait déjà emprunté le pont, expliqua Cadfael, une bonne heure avant, pour rendre visite au curé et te l’envoyer séance tenante, mais ça tu ne pouvais pas le savoir. Quand toi tu l’attendais dans les fourrés, j’imagine qu’il avait déjà regagné ses pénates. As-tu remarqué la présence de quelqu’un d’autre ?
— Oui, une seule personne, trop jeune, trop simple et trop modestement vêtue pour être Giffard. Il suivait la Première Enceinte et il a tourné à l’église.
Centwin, peut-être, songea Cadfael, qui venait juste de payer ses dettes pour avoir l’esprit en repos, sans rien devoir à personne, lors des fêtes de Noël. Tant mieux pour lui s’il s’avérait que Ninian était en mesure de témoigner en sa faveur, et montrer qu’il n’avait pas cherché à obtenir le remboursement d’une dette autrement plus lourde.
— Et toi ?
— J’ai attendu jusqu’à ce que je sois sûr qu’il ne viendrait pas – l’heure était passée. Je suis donc parti pour ne pas arriver en retard à matines.
— Où tu as rencontré Sanan, souffla Cadfael dont le sourire, invisible dans le noir, était nettement perceptible dans son intonation. Elle est plus raisonnable que toi et s’est bien gardée d’aller au moulin, elle ; elle n’était pas sûre du tout que son beau-père ne vendrait pas la mèche. Mais sachant où te trouver, elle était bien décidée à répondre à l’appel que Giffard avait préféré ignorer. D’ailleurs, si mes souvenirs sont exacts, elle s’était arrangée pour venir te regarder sous le nez ; tu me l’as dit toi-même. Finalement, peut-être que tu ne serais pas si mal en page, si on te dégrossit un peu.
Dans les lourds plis du manteau, il entendit Ninian rire doucement.
— Le premier jour, je ne pensais vraiment pas qu’il sortirait quoi que ce soit de tout ça, remarqua-t-il. Et maintenant, regardez tout ce que je lui dois. Impossible de la tenir à l’écart... Vous l’avez vue, vous lui avez parlé, elle est extraordinaire, non ? Autant que vous soyez au courant : elle vient avec moi à Gloucester et s’est engagée à m’épouser.
Il parlait d’une voix basse et solennelle, comme s’il était déjà à l’autel. C’était la première fois que Cadfael remarquait dans sa voix du respect pour quiconque.
— C’est une demoiselle très courageuse, reconnut-il lentement, et qui sait parfaitement ce qu’elle veut. En ce qui me concerne, sa décision me convient parfaitement. Mais mon petit, tu n’as pas l’impression que ce n’est pas bien de l’entraîner ainsi dans ton aventure ? Elle renonce à ce qu’elle a, à sa famille, à tout ! Y as-tu bien réfléchi ?
— Oui, et je l’ai poussée à y réfléchir aussi. Mais que connaissez-vous à sa situation, Cadfael ? Elle n’a pas de terre lui appartenant. Le manoir de son père lui a été confisqué après le siège de la ville parce qu’il était partisan de FitzAlan et de l’impératrice. Sa mère est morte. Son beau-père – oh, elle n’a rien à lui reprocher, il s’est toujours montre correct envers elle, mais parce qu’il a le sens du devoir, rien de plus. Il a un fils d’un premier mariage qui sera son héritier, à qui il souhaite léguer un domaine entier en évitant de lui fournir une dot à elle. Mais elle tient de sa mère, et d’une façon indiscutable, une bonne quantité de bijoux. Elle m’affirme qu’elle ne perdra rien en m’accompagnant, et qu’elle aura ainsi ce qu’elle désire le plus au monde. Je l’aime, conclut Ninian, avec une gravité soudaine autant qu’émouvante. Je m’arrangerai pour lui trouver une place digne d’elle, je vous le garantis !
Oui, songea Cadfael, en définitive elle ne fera peut-être pas une si mauvaise affaire. Giffard lui-même a perdu des terres en soutenant l’impératrice, pas étonnant qu’il veuille garder tout ce qui lui reste pour son fils. Peut-être était-ce d’ailleurs pour ce dernier qu’il avait aussi radicalement coupé tous les liens le rattachant à son ancien suzerain et qu’il avait même tenté d’acheter sa propre sécurité au prix de la liberté de Ninian. Quand les circonstances s’y prêtent les hommes sont susceptibles de contrarier leur propre nature. La fille, elle, était capable de reconnaître qu’un garçon avait des qualités quand l’occasion s’en présentait ; elle ne démériterait pas par rapport à lui.
— Eh bien, je vous souhaite de tout cœur d’arriver au pays de Galles sans encombre. Il vous faudra des chevaux pour le voyage. Vous en avez trouvé ?
— Oui, elle s’est arrangée pour s’en procurer. Ils sont à l’écurie là où je suis caché près de...
Cadfael se hâta de lui fermer la bouche de la main, et malgré l’obscurité, la surprise aidant, il y réussit assez bien.
— Non, s’il te plaît, tais-toi ! Il est préférable que j’ignore où tu es, et où sont tes chevaux. Ce que je ne sais pas, je ne risque pas de le confier à quiconque.
— Mais je ne peux pas partir tant qu’on me soupçonne de quoi que ce soit, objecta Ninian, très ferme. Ici comme ailleurs, je ne tiens pas à laisser le souvenir d’un meurtrier en fuite. Et je le peux encore moins tant que la plus infime menace pèse sur Diota. Je lui dois déjà plus que je pourrai jamais lui rendre. Avant mon départ, il m’incombe de veiller à ce qu’elle ne coure plus aucun danger.
— C’est tout à ton honneur, et on va essayer de trouver une solution par tous les moyens. Nous nous y sommes déjà efforcés tous les deux cette nuit, bien que notre tentative n’ait pas été couronnée de succès. Mais maintenant n’aurais-tu pas intérêt à retourner dans ta cachette ? Si Sanan te cherchait et que tu n’étais pas là ?
— Et vous ? riposta Ninian. S’il venait à l’idée du prieur de jeter un coup d’œil au dortoir ? Vous auriez bonne mine.
Ils se levèrent ensemble, déroulèrent le manteau qui les enveloppait et inspirèrent, le souffle court, sous l’effet du froid.
— J’étais certes heureux de vous voir, murmura Ninian, ouvrant la lourde porte sur la lumière relative du dehors, mais vous ne m’avez pas expliqué ce qui vous a amené en ces lieux. Ça m’ennuyait de partir sans un mot d’explication. J’imagine toutefois que vous ne m’avez pas vraiment cherché. Qu’espériez-vous trouver ?
— Si je savais ! Ce matin je suis tombé sur une bande de gosses qui jouaient dans la neige avec une calotte qui a sûrement appartenu à Ailnoth. Ils l’avaient trouvée là, dans les hauts fonds de l’étang parmi les roseaux. Je me rappelle qu’il la portait cette fameuse nuit. Elle était de si peu d’importance que je l’avais oubliée. Et l’idée qu’il y a autre chose que j’ai remarqué et dont je n’arrive pas à me souvenir m’a tarabusté toute la sainte journée, quelque chose qu’on n’a pas noté et dont l’absence ne nous a pas frappés. Je ne suis pas sûr que j’attendais la solution de ma visite ici. J’espérais peut-être simplement qu’en venant dans le coin, ça me reviendrait. Ça ne t’est jamais arrivé de te lever avec l’intention de faire quelque chose de précis et d’oublier complètement ce que c’était ? Et de devoir revenir là où tu y as d’abord pensé afin de retrouver la mémoire ? Non, sûrement pas, tu es trop jeune. Pour toi, dès que quelque chose te vient à l’esprit, tu t’en occupes sur-le-champ. Mais demande à des plus vieux comme moi, tu verras ce qu’ils te répondront.
— Et rien ne vous est revenu ? demanda Ninian avec une sympathie pleine de délicatesse pour les vieillards oublieux.
— Non, rien du tout. Et toi, as-tu eu plus de chance ?
— Je ne comptais guère mettre la main sur ce que je cherchais, admit Ninian sans enthousiasme, bien que je me sois risqué à sortir avant que la nuit soit complètement tombée. Mais moi au moins je sais de quoi il s’agit. J’étais là-bas avec Diota quand vous avez ramené le prêtre le jour de Noël, mais il m’a fallu du temps pour situer ce qui avait disparu. Après tout, c’est le genre de truc qui peut s’égarer, pas comme les vêtements qu’il portait. Mais je sais qu’il l’avait quand il est venu ici, trépignant d’impatience, frappant le sol à chaque pas. J’ai traversé une bonne partie de l’Angleterre en sa compagnie, et j’ai fini par le juger inséparable du grand bâton dont il se servait assez libéralement, un bâton taillé dans de l’ébène, qui lui arrivait au coude et dont le manche était en corne de cerf. C’est ça que je cherchais. Normalement il devrait être dans les parages.
Ils étaient arrivés sur la rive basse, toute marquetée à présent de taches sombres d’une herbe humide qui apparaissaient à travers la neige qui se déchirait. Le pâle miroir terni du plan d’eau s’étendait jusqu’à la pente noire de la berge opposée. Cadfael s’était brusquement arrêté, fixant l’étang blême, tout étonné. Il avait trouvé.
— Bon sang, mais tu as raison, bien sûr ! Eh bien, mon petit, voici le feu follet qui m’échappait depuis ce matin. Retourne te cacher et tiens-toi tranquille, c’est moi que ça regarde à présent. Tu as déchiffré l’énigme sur laquelle je butais.
Au matin, la neige avait à moitié fondu et la Première Enceinte ressemblait à de la dentelle usée et déchirée. Gonflés d’humidité, les pavés de la grande cour brillaient d’une lueur mate. Au cimetière, à l’est de l’église, Cynric avait commencé à creuser la terre pour la tombe d’Ailnoth.
Cadfael quitta le dernier chapitre de l’année, fermement convaincu qu’au terme de l’année quelque chose d’autre se terminait. On n’avait encore pas soufflé mot de la succession du curé de Sainte-Croix et cela continuerait jusqu’à ce qu’Ailnoth soit six pieds sous terre, accompagné des rites prévus en pareil cas et des regrets que les religieux et les paroissiens arriveraient à manifester tous ensemble. Le jour suivant, à l’aube d’une autre année, verrait l’enterrement d’une brève tyrannie que chacun serait trop heureux d’oublier. « Dieu veuille nous envoyer un humble curé, songea Cadfael, un homme qui ne se croie pas supérieur à ses ouailles et qui œuvre modestement à les garder du péché, comme à s’en garder lui-même ! » Si on travaille à deux, on affrontera les difficultés, mais si l’un regarde l’autre de haut, l’autre pourra s’apercevoir que le pied lui manque dans les passages glissants. Mieux vaut un soutien pas trop solide qu’un roc inaltérable à jamais hors de portée d’une main tendue.
Cadfael se dirigea vers le guichet du mur et arpenta l’étang du moulin de part et d’autre. Il s’arrêta sur le bord de la berge en surplomb entre les saules étêtés, là même où on avait découvert le corps d’Ailnoth. A main droite, la mare s’élargissait et devenait moins profonde parmi les roseaux. Sous la grand-route, à gauche, elle se rétrécissait petit à petit jusqu’au ruisseau plus profond qui ramenait l’eau vers la rivière puis, peu après, vers la Severn. Le corps s’était immergé probablement à quelques pas à droite, et avait été emporté ici, tout à côté du canal de fuite. La calotte avait été découverte dans les roseaux, à un endroit accessible depuis le sentier sur la berge opposée. Vu sa taille et son poids, elle avait été entraînée par le courant jusqu’à ce que des roseaux, une branche ou Dieu sait quoi l’arrête. Mais dans quelle direction un lourd bâton d’ébène serait-il emporté, à supposer qu’on l’ait bien envoyé rejoindre son maître ? De deux choses l’une : ou il suivait le même chemin que le cadavre, auquel cas il aurait pu couler n’importe où dans le chenal qui devenait plus étroit, ou il était tombé de l’autre côté du flot principal du canal de fuite, auquel cas il se serait échoué, comme la calotte, du côté opposé. Nul ne s’en porterait plus mal si Cadfael fouinait autour de la mare dans l’espoir de le retrouver.
Il regagna le petit pont franchissant le bief d’amont, contourna le moulin et descendit vers l’eau. Il n’y avait pas vraiment de sentier à cet endroit, les jardins des trois petites maisons atteignaient presque l’extrémité de la rive où une étroite bande d’herbe permettait tout juste de passer. Sur une courte distance le chemin dominait encore le niveau du canal, se creusant un peu au-dessous puis il descendait petit à petit vers les premières touffes de joncs, ensuite le moine marcha dans l’herbe dont l’humidité ruisselait à chacun de ses pas. Il passa en contrebas de la maison et du jardin du meunier, de celle de la vieille dame sourde comme un pot avec sa jolie souillon de servante ; il commençait à s’écarter de la dernière maison, là où débutaient les larges hauts fonds. L’étang avait des reflets argentés à travers les roseaux vert pâle de l’hiver, mais en dépit d’une accumulation de feuilles, et de branches mortes qui avaient dérivé pour finir par s’arrêter en tas, il ne vit pas trace du bâton d’ébène. Il trouva force autres objets en trop piteux état pour que cela valût la peine de les réparer.
Il poursuivit vers l’extrémité élargie de l’étang, où coulait un simple filet d’eau et vers les trois autres maisons d’accueil de l’abbaye, où les gosses étaient tombés sur la calotte, sans croire réellement qu’il y dénicherait le bâton. Il l’avait peut-être manqué ou bien l’objet avait dérivé par-delà le canal de fuite. Il lui faudrait donc le chercher dans le chenal d’en face, là où le cadavre avait été découvert.
Il s’arrêta pour réfléchir, heureux d’avoir pensé à mettre des bottes pour patauger dans cette espèce de marécage. Son ami et compatriote gallois, Madog du bateau des morts, qui savait tout ce qu’il y avait à connaître sur l’élément liquide et ses propriétés, si on lui donnait une idée de ce que l’on recherchait, aurait pu prodiguer de précieux conseils. Mais Madog n’était pas là, et il n’y avait pas de temps à perdre, il fallait se débrouiller seul. L’ébène était lourd et dur, mais c’était du bois et comme tel, il devait flotter, mais seulement en partie. Avec sa poignée en corne de cerf, l’extrémité apparaîtrait sûrement à la surface, où qu’il se trouve, et sans doute n’avait-il pas gagné la rivière. Avec obstination. Cadfael continua sa quête. De ce côté il y avait un sentier bien tracé qui finit par l’amener à pied sec au-dessus de la surface de l’étang.
Il se retrouva à hauteur du moulin, après avoir traversé les jardins en pente. La souche du saule avec ses cheveux en bataille semblait le toiser d’un air critique. Le cadavre avait été retrouvé un peu plus loin, à peine visible sous la berge érodée.
Au bout de trois pas, il tomba sur l’objet de ses recherches. Dissimulé sous une pellicule de glace à moitié décomposée et des mottes d’herbe, le bâton d’Ailnoth, dont seule la pointe se distinguait, était à ses pieds. Il s’empressa de le ramasser et de le sortir de l’eau. Une fois qu’on avait mis le grappin dessus, on ne risquait pas de se tromper, il ne pouvait pas y en avoir deux semblables avec sa taille et sa couleur noire, son bout métallique et son manche sculpté en corne dont l’extrémité était cerclée d’argent patiné par un long usage. Avait-il échappé à la victime ou l’avait-on jeté dans l’étang après le crime ? De toute manière, il était tombé de ce côté-ci du courant principal et avait été pris dans les herbes qui s’avançaient.
De la neige fondue coula de la poignée jusqu’en bas. Le prenant par le milieu, Cadfael revint sur ses pas en direction du moulin en contournant les joncs des hauts fonds. Il n’était pas encore prêt à partager sa trouvaille avec quiconque, pas même avec Hugh, avant de l’avoir examinée de plus près et d’en avoir tiré le maximum de renseignements. Il n’avait certes pas grand espoir, mais il ne pouvait pas se permettre de laisser le moindre indice lui filer entre les doigts. Il franchit rapidement le guichet du mur d’enceinte, traversa la grande cour et regagna son atelier en tapinois. Il laissa la porte ouverte à cause de la lumière mais enflamma également un petit morceau de bois au brasero avec lequel il alluma sa petite lampe pour se livrer à un examen détaillé de sa découverte.
La pièce de corne, longue comme la main, de couleur brun pâle, creusée d’entailles profondes d’une teinte plus sombre, était lourde et polie par des années d’usage ; grâce à sa légère incurvation, elle tenait très bien en main. Le cercle d’argent était large comme le pouce et les feuilles de vigne à demi effacées dont elle était incrustée renvoyaient la lueur jaune du lumignon de Cadfael tandis que ce dernier enlevait soigneusement les taches de moisissure et présentait l’objet à la flamme. Le métal était devenu mince comme de la gaze et si fragile que les deux bords en se déchirant étaient maintenant aussi tranchants qu’une lame de couteau. Cadfael s’était déjà coupé en le séchant avant de se rendre compte du danger.
Ainsi c’était là l’arme redoutable dont le père Ailnoth s’était servi sur les malheureux gamins qui jouaient à la balle contre le mur de sa maison, et dont il avait très probablement caressé les épaules et les côtes des infortunés élèves lorsque ceux-ci ne savaient pas leurs leçons sur le bout du doigt. Cadfael le mania lentement entre ses mains à la lueur du luminaire tout proche et hocha la tête en songeant aux péchés des gens bien intentionnés. Pendant qu’il était ainsi occupé, il surprit l’éclat bref, momentané, d’un peu d’humidité, à environ un pouce au-dessous du cercle d’argent. Il examina de plus près l’endroit, tournant le bâton en sens contraire et le même éclair réapparut. C’était une goutte minuscule attachée non pas au métal, mais à un fil très fin qui s’était coincé dedans. Quelque chose qui apparaissait fugitivement dans une volute d’argent. Il déroula au bout de son doigt un long cheveu gris qu’il tira jusqu’à ce qu’il résiste, coincé qu’il était dans une déchirure de l’anneau métallique. Et ce cheveu n’était pas seul, il en avait partiellement dégagé un second qui, avec un troisième, formait un petit cercle serré qui s’était pris au même piège.
Il lui fallut un moment pour les décoincer du bord inférieur du cercle ; il y en avait cinq en tout, le reste n’étant que fragments emmêlés. Tous provenaient de la même chevelure fine et allaient du brun au gris ; ils étaient trop longs pour appartenir à un homme tonsuré, voire à un homme tout court, à moins qu’il ne soit très négligé et ne se peigne avec un clou. Si par hasard, il y avait eu d’autres marques, du sang, des petits morceaux de peau ou des filaments de tissu, ils avaient disparu dans l’eau, mais ces cheveux, solidement accrochés, étaient restés à leur place, pour porter enfin leur témoignage.
Cadfael passa précautionneusement la main le long du bâton, repérant trois ou quatre échardes particulièrement pointues sur le petit morceau d’argent. Ces cinq cheveux, particulièrement précieux, avaient été sauvagement arrachés à une tête de femme.
Diota lui ouvrit la porte ; quand elle reconnut le visiteur, elle sembla hésiter. Allait-elle rabattre le battant et s’effacer pour laisser passer le moine, ou rester où elle était et le dissuader de lui parler longuement en le laissant dans l’entrée ? Son visage était calme, inexpressif et son accueil plus résigné qu’enthousiaste. Mais son hésitation fut de courte durée. Soumise, elle recula d’un ou deux pas ; Cadfael la suivit à l’intérieur et referma le vantail sur le monde extérieur. On était au début de l’après-midi, il ne pourrait guère y avoir plus de lumière aujourd’hui, et dans Pâtre d’argile, le feu brillait, clair et joyeux, presque sans fumée.
Cadfael s’approcha tout près d’elle, ne laissant entre eux qu’un peu de pénombre tiède.
— Dame Hammet, il faut que je vous parle et mes propos concernent également le bien-être de Ninian Bachiler que vous estimez, je le sais. Il m’a accordé sa confiance, puisse-t-elle m’aider à gagner la vôtre. Maintenant asseyez-vous et écoutez-moi. Je suis de bonne volonté, croyez-moi, quant à vous, vous n’avez rien à vous reprocher qu’une affection sincère que Dieu avait décelée avant même que je commence à y voir plus clair.
Elle se détourna brusquement de lui, apparemment plus équilibrée et décidée que sous l’empire de la peur et s’installa sur le banc où Sanan avait pris place lors de sa visite précédente. Elle se tenait très droite, les coudes serrés contre ses flancs, les pieds fermement plantés sur le sol.
— Savez-vous où il est ? demanda-t-elle d’une voix basse.
— Non, mais il ne comptait pas me le cacher. Calmez-vous, je lui ai parlé pas plus tard que la nuit dernière. Il va bien, je vous assure. C’est vous que ma visite intéresse, et aussi ce qui s’est passé la veille de la Nativité, lors de la mort du père Ailnoth et de votre... chute sur la glace.
Elle était déjà certaine qu’il était au courant de ce qu’elle avait espéré garder secret, mais elle ne savait pas ce qu’il avait appris au juste. Observant le silence, elle le fixa sans détourner les yeux et choisit de le laisser poursuivre.
— Cette chute, hein ! vous ne l’avez pas oubliée. Vous êtes tombée sur la route gelée et vous vous êtes cogné la tête contre le pas d’une porte. Je vous ai soignée à ce moment-là ; j’ai regarde la blessure hier, elle est tout à fait guérie, seule la marque se distingue encore ainsi qu’une cicatrice là où la peau a été coupée. Maintenant, devinez un peu ce que j’ai trouvé ce matin, près du moulin ? Le bâton du père Ailnoth qui avait dérivé jusqu’à l’autre bout de l’étang. Et, pris dans le cercle d’argent, là où les bords très fins se sont retournés et sont devenus irréguliers et tranchants, cinq longs cheveux, un peu comme les vôtres. J’ai vu votre chevelure de près, quand je me suis occupé de vous. J’ai constaté qu’elle avait subi de légers dégâts. A présent, je suis en mesure de comparer.
Elle avait enfoui son visage dans ses mains et ses longs doigts marqués par le travail se serraient sur ses joues et ses tempes.
— Pourquoi vous cacher ? demanda-t-il doucement. Ce n’est pas vous qui étiez fautive.
Au bout d’un moment, elle leva une figure sans larmes, pâle, méfiante et elle le scruta, appuyée sur ses poings.
— J’étais ici quand le seigneur est arrivé, articula-t-elle lentement. Je l’ai reconnu, je savais bien pourquoi il venait. Sinon il n’aurait pas eu de raison d’être là.
— Oui, bien sûr ! Et quand il est parti, le curé s’est retourné contre vous. Il vous a traitée de tous les noms, maudit peut-être comme complice d’une trahison, pour vos mensonges et votre tromperie à son égard... On a appris à le connaître assez bien pour savoir que la pitié ne l’étouffait pas, et qu’il n’accepterait ni excuse, ni supplication. Vous a-t-il menacée, annoncé qu’il allait d’abord s’occuper sérieusement de votre protégé avant de vous rejeter ignominieusement ?
Elle se crispa avant de lui répondre très dignement :
— Quand mon enfant est mort à la naissance, c’est ce petit que j’ai allaité. Sa mère était mal portante, la pauvre, elle était si douce ! Quand il est venu me trouver, c’est comme si c’était mon fils qui avait besoin de moi. Vous pensez que je me suis souciée de ce que ce triste sire – mon maître – pourrait m’infliger ?
— Non, je vous crois. Vous ne pensiez qu’à Ninian, alors vous êtes partie derrière le père Ailnoth cette nuit-là pour essayer de le détourner de ses intentions vengeresses. Car vous l’avez suivi, n’est-ce pas ? Ce n’est pas possible autrement. Sinon comment aurais-je retrouvé vos cheveux sur son bâton ? Vous l’avez suivi, supplié, et il vous a frappée à la tête avec son grand bâton.
Elle était désormais d’un calme absolu, minéral.
— Je me suis accrochée à lui, je suis tombée à genoux dans l’herbe glacée et je l’ai retenu par le bas de sa soutane ; je ne voulais pas le laisser partir. Je l’ai prié, supplié d’avoir pitié, mais il ne connaissait pas ce mot-là. Oui, il m’a frappée. Il ne pouvait pas supporter qu’on le contrarie ainsi, ça le mettait en rage ; pour un peu il m’aurait tuée. Enfin, je l’ai craint. J’ai essayé d’éviter ses coups, mais je savais qu’il recommencerait à me taper dessus s’il n’arrivait pas à se débarrasser de moi. Alors je l’ai laissé aller et je me suis relevée. C’est la dernière fois que je l’ai vu vivant.
— Et vous n’avez aperçu ni entendu personne à ce moment-là ? Il était seul et bien en vie ?
Elle jura ses grands dieux, en secouant la tête avec véhémence que c’était la vérité.
— Pas âme qui vive, pas même quand je suis revenue sur la Première Enceinte. Mais je n’avais vraiment pas les idées très claires, j’avais la tête qui tournait, et j’étais complètement désespérée. Ce dont je me suis d’abord rendu compte, c’est que j’avais du sang qui me coulait sur le front, et puis je me suis retrouvée dans cette maison, affalée par terre, près du foyer, tremblant de froid tant j’avais peur, sans savoir comment j’étais rentrée. J’ai dû courir comme un animal qui ne veut que regagner sa tanière, c’est tout. La seule chose dont je sois sûre, c’est de n’avoir rencontré personne en chemin, parce que si j’avais croisé quelqu’un, il aurait fallu que je me ressaisisse, que je me comporte comme une femme normale et que je sois capable d’articuler une ou deux phrases polies. Quand c’est absolument indispensable, on le peut. Non, une fois que je me suis enfuie, je n’ai rien remarqué d’autre. J’ai passé toute la nuit à craindre son retour, sachant qu’il ne m’épargnerait rien et terrorisée en pensant qu’il avait déjà craché son venin contre Ninian. J’étais sûre que nous étions perdus tous les deux, que tout était perdu.
— Seulement voilà, il n’est pas venu.
— En effet. Je me suis mis une compresse sur la tête, j’ai étanché le sang et attendu sans espoir, mais il n’a pas reparu. Ce qui ne me rassurait nullement. D’abord j’ai eu peur de lui et puis pour lui. Qu’est-ce qu’il pouvait fabriquer dehors, du soir au matin, par un froid pareil ? Même s’il avait été au château et rameuté la garde, ça ne lui aurait jamais pris aussi longtemps. Mais il n’est pas revenu. Vous imaginez la nuit blanche que j’ai passée ici, à me ronger les sangs ?
— Ce que vous craigniez peut-être par-dessus tout, suggéra doucement Cadfael, c’est qu’il ait pu effectivement rencontrer Ninian après votre départ et que ce dernier l’ait mis à mal.
Elle murmura oui d’une voix sans timbre et frissonna.
— Ça n’avait rien d’impossible... Avec le caractère qu’il a, si on le défie, l’accuse ou, pis encore, qu’on l’attaque... Oh non, ça n’avait rien d’impossible ! Dieu merci, ça n’a pas été le cas !
— Et le matin ? Vous ne pouviez guère attendre plus longtemps ni laisser les autres lancer l’alerte. Alors vous avez couru à l’église.
— Et dit la vérité à moitié, souffla-t-elle avec un bref sourire crispé, comme une grimace de douleur. Est-ce que j’avais le choix ?
— Pendant que nous partions à la recherche du curé, Ninian est resté avec vous et vous a raconté, j’imagine, comment il avait occupé sa nuit, ignorant tout de ce qui s’était produit depuis son départ du moulin. Et vous l’avez informé de ce qu’il ne savait pas, je suppose. Mais ni l’un ni l’autre vous n’avez pu apporter la moindre lumière sur la mort de notre homme.
— C’est la vérité pure, je vous le jure. Et c’est tout aussi vrai aujourd’hui. Et maintenant quelles sont vos intentions à mon égard ?
— Mais tout bonnement les mêmes que celles de l’abbé Radulphe. Continuez donc à vous occuper de cette maison en attendant l’arrivée du nouveau curé. Il vous a promis qu’on ne vous abandonnerait pas, puisque c’est pour servir l’Eglise que vous êtes venue ici. D’autre part, je dois rester libre d’utiliser comme je veux ce que vous m’avez confié, mais je m’arrangerai pour que vous en pâtissiez le moins possible et seulement quand j’aurai compris plus de choses que pour le moment. J’aurais aimé que vous puissiez m’aider à progresser d’un ou deux pas dans ma quête, mais tant pis, le rôle de la vérité est d’être révélée. On trouvera bien un moyen d’y parvenir. Ailnoth mis à part, il y a eu trois personnes à se rendre au moulin cette nuit-là, avança Cadfael, s’arrêtant près de la porte. Ninian était le premier, vous la seconde. Je donnerais cher pour savoir qui était le troisième !